la part modeste de l’Éducation nationale
L’accueil dans les écoles de tous les enfants présents sur le territoire, quelle que soit leur nationalité ou celle de leurs parents, est l’une des traditions républicaines le plus souvent, et le plus fièrement, invoquées par les responsables politiques en charge des questions d’éducation. Son caractère vénérable et sa popularité persistante ont sans doute joué un rôle non négligeable dans la diminution des opérations de police visant à arrêter des parents sans papiers aux abords des établissements où leurs enfants sont scolarisés. Est-ce à dire que le ministre de l’Immigration ne peut compter sur la collaboration de son collègue de l’Éducation nationale pour atteindre ses objectifs ? En dépit des contraintes que les lois et les traditions de la République imposent à une pleine coopération entre les deux ministères, il serait aussi inexact qu’injuste d’affirmer que l’un fait obstruction à l’action de l’autre.
Sur le très long terme, tout d’abord, l’Éducation nationale fait de louables efforts pour acclimater les générations futures à une conception du civisme qui ne laisserait plus guère de place à la sanctuarisation de l’école. Tel est en effet ce qui ressort du nouveau programme d’éducation civique destiné aux élèves de troisième, puisque dans le chapitre consacré à la nationalité et à la citoyenneté, les rédacteurs demandent que les professeurs enseignent aux collégiens « la nature des droits civils, économiques et sociaux accordés à tous les habitants régulièrement installés sur le territoire national ». Révélée le 6 juin 2008 par un communiqué commun de la Fédération des conseils de parents d’élèves des écoles publiques (FCPE), de RESF, de la Ligue des droits de l’homme (LDH), du SNES-FSU, du Gisti et de la FERC-CGT [1], cette remarquable inflexion apportée au rapport entre « droits de l’homme » et « droits du citoyen » laisse augurer d’un temps où les individus scolarisés en France auront appris que les étrangers en situation régulière sont ceux qui ne peuvent pas se prévaloir des seconds, tandis que les migrants sans papiers ne peuvent même pas invoquer les premiers.
En attendant que cette réforme programmatique porte ses fruits, c’est avant tout dans le domaine du renseignement que l’Éducation nationale a tenté d’apporter sa contribution à la lutte contre l’immigration irrégulière. À cet égard, la constitution du fichier « base élèves » mérite d’être mise en avant. Créé par le service technologie et informatique du ministère de l’Éducation nationale, ce fichier doit servir à la gestion administrative des élèves (inscription, effectifs, répartition dans les classes, suivi de la scolarité), ainsi qu’à celle des examens et des bourses, et enfin à l’élaboration de statistiques académiques et nationales concernant tous les enfants en âge d’être scolarisés dans une école maternelle ou élémentaire. Son expérimentation a commencé en 2004 dans une vingtaine de départements et sa généralisation est prévue pour la rentrée 2009.
Comme tout système informatique contenant des données personnelles et nominatives, le fichier « base élèves » a fait l’objet d’une déclaration à la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) : les services du ministère de l’Éducation doivent y démontrer qu’ils offrent toutes les garanties nécessaires à la protection de la vie privée des personnes concernées par le fichier. Toutefois, dès le début de son expérimentation, et en dépit de la déclaration à la CNIL, nombre de syndicats d’enseignants ou d’associations de parents d’élèves ont fait part de leurs inquiétudes concernant certaines des informations demandées par l’administration.
Outre les renseignements habituels sur le nom et l’adresse des parents ou du responsable légal, le volet « état civil » de la fiche comporte des questions sur la nationalité de l’élève, sa culture d’origine, la date de son entrée sur le territoire ou la langue parlée à la maison ; soit autant d’informations dont l’utilité pour la gestion administrative des effectifs scolaires est beaucoup moins évidente. Si, dans la déclaration qu’il a faite à la CNIL, le ministère de l’Éducation assure que la collecte des informations sur la nationalité des élèves est destinée uniquement à l’élaboration de statistiques anonymes, les opposants au fichier ont, pour leur part, estimé qu’il existe un risque important de voir ces informations servir en dehors du cadre prévu.
Les données, consultables sur Internet, sont partagées par plusieurs services du ministère de l’Éducation, mais aussi par les maires, avec toutefois un degré d’accessibilité différent selon les cas. Ainsi, le maire n’accède-t-il qu’aux informations relatives à sa commune, la directrice à son école, l’inspecteur d’académie à son département. Quant aux rectorats et au ministère, ils ne pourront accéder qu’à des données anonymes, chaque élève se voyant attribué un « numéro identifiant national » qui le suivra durant toute sa scolarité.
Les griefs des opposants au fichier « base élèves » ont d’abord porté sur les dysfonctionnements relatifs à la sécurité et à la confidentialité de la base de données — celle-ci s’est en effet avérée aisément consultable sur Internet [2]. Mais c’est surtout le risque que les informations contenues dans le fichier servent à d’autres administrations qui a suscité l’inquiétude, en particulier dans le cadre de la loi de mars 2007 sur la prévention de la délinquance. Car celle-ci ne se contente pas de renforcer le rôle des maires dans le contrôle du respect de l’obligation scolaire et de l’assiduité des élèves. Elle impose en outre la transmission des informations entre le maire, les différents acteurs sociaux mais aussi les services de police. Or, en vertu de l’importance accordée par leur hiérarchie au débusquage des sans-papiers, les forces de l’ordre pourraient être tentées de profiter des renseignements auxquels la loi leur donne accès pour repérer les parents susceptibles d’être en situation irrégulière.
La mobilisation contre le fichier « base élèves » a rapidement gagné l’ensemble des secteurs concernés, depuis les associations de parents d’élèves jusqu’aux syndicats enseignants en passant par les syndicats des directeurs d’école ou la LDH. Toutefois, loin de reculer devant les protestations, les pouvoirs publics ont multiplié les pressions, notamment à l’encontre des directeurs d’établissements qui refusaient de donner toutes les informations requises par le fichier. Ainsi l’inspection académique d’Ille-et-Vilaine a-t-elle invité les directeurs d’école récalcitrants à démissionner s’ils persistaient dans leur refus [3]. Pour leur part, les inspections académiques des Bouches-du-Rhône et des Yvelines ont prévenu les directeurs d’école qui refuseraient de se soumettre qu’ils s’exposaient à des sanctions financières. D’une manière générale, en dépit de la fronde généralisée du personnel enseignant et des associations de parents d’élèves, le ministère de l’Éducation nationale n’a donné suite à aucune des demandes de retraits ou de modification du fichier — jusqu’à l’automne 2007.
Il faudra en effet attendre une « grosse bourde » [4] de l’inspection académique du Haut-Rhin et sa médiatisation pour faire reculer le ministre. Le 17 septembre 2007, les 850 directeurs d’écoles du département du Haut-Rhin trouvent, dans leur boîte de réception des messages électroniques, un message émanant du bureau de la vie scolaire de l’académie ; message au contenu un peu particulier mais indéniablement limpide : « Avez-vous connaissance de la scolarisation d’élèves “sans papiers” dans votre établissement ? », pouvait-on lire. « Dans l’affirmative, veuillez nous le faire savoir dans la journée par e-mel ou par téléphone […]. »
Quelques heures et des dizaines de messages de directeurs indignés plus tard, le même bureau tentait de rectifier le tir : « Une demande concernant la scolarisation d’élèves sans papiers émanant des services vous est parvenue par erreur et est sans objet. Merci de ne pas en tenir compte. »
Devant l’indignation générale, et après la parution dans la presse du message en question, Xavier Darcos tentera dans un premier temps d’avancer la thèse de la « maladresse tout à fait regrettable de deux services de l’inspection académique ». Toutefois, cette explication et la convocation de l’inspecteur d’académie du Haut-Rhin par le ministre ne suffiront pas à calmer les syndicats. Dans leurs communiqués, ceux-ci dénoncent le rôle de « délateurs » que les pouvoirs publics entendent faire jouer aux directeurs d’écoles [5]. Mais ils profitent également de l’aubaine pour rappeler aux médias, qui jusque-là s’étaient montrés relativement peu intéressés par le sujet, que les pratiques de l’académie du Haut-Rhin sont « dans la droite ligne » du fichier « base élèves » [6].
Quelques jours plus tard, une note signée par Xavier Darcos est envoyée aux recteurs d’académie et transmise à tous les chefs d’établissements ainsi qu’aux inspecteurs de l’Éducation nationale. Le ministre y explique que les « errements récents » l’ont conduit à rappeler quelques principes attachés au rôle de l’Éducation nationale. Des « errements » qui, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, ne concernaient pas uniquement les pratiques maladroites de telles ou telles inspections académiques. Car dans sa note, le ministre ne se borne pas à rappeler que ses services ne sont pas « chargés de contrôler la régularité de la situation des parents d’élèves au regard de la législation sur le droit de séjour des étrangers ». Pour faire bonne mesure et limiter la portée de son recul, il ajoute que les chefs d’établissement ne sont pas non plus « investis d’une mission qui justifierait qu’ils s’opposent à l’application de la loi ».
Cependant, après une quinzaine de jours de polémique médiatique, le ministère de l’Éducation décide de lâcher prise. Il annonce en effet aux directeurs d’école la suppression, dans le fichier « base élèves », des champs concernant la nationalité, la date d’entrée sur le territoire, la langue parlée à la maison et la culture d’origine. Pour l’heure, la sanctuarisation de l’école demeure donc en place.
[1]Le communiqué s’intitule : « Éducation civique : vers un apprentissage de la xénophobie ? » ; voir « L’immigration malmenée en cours d’éducation civique ? », nouvelObs.com, 6 juin 2008.
[2]Le Canard Enchaîné, 27 juin 2007.
[3] Priés de quitter leur poste L’Humanité, 4 octobre 2007
[4]Selon les propres termes de l’inspection académique du Haut-Rhin, citée par l’AFP le 19 septembre 2007.
[5] Les directeurs d’école ne sont pas des délateurs, communiqué du SNUIPP (Syndicat national unitaire des instituteurs professeurs des écoles et Pegc) du 18 septembre 2007.
[6]Sud Éducation, AFP 19 septembre 2007.