Le bus ou le fourgon

la procédure du retour humanitaire

En guise de bilan d’une première année d’existence, le ministère de l’Immigration a largement communiqué [1] sur l’augmentation très significative des reconduites à la frontière au cours des cinq premiers mois de l’année 2008 (+ 80% par rapport à la même période en 2007). Mieux encore, le ministre a souligné que si les reconduites à la frontière sous la contrainte ont augmenté (d’un peu moins de 20%), ce sont avant tout les procédures dites « d’aide au retour » [2] qui expliquent une telle évolution. Celles-ci sont en effet passées de 760 sur les cinq premiers mois de 2007 à 8 349 sur la même période en 2008. Pour le ministre, cette considérable augmentation est le signe qu’« un nombre significatif d’étrangers en situation clandestine comprennent la nécessité de respecter nos règles ».

Toutefois, si on examine les mêmes indicateurs statistiques au niveau départemental, il apparaît que la fréquence et l’importance des dispositifs d’aide au retour varient considérablement d’un département à l’autre. C’est en Seine-Saint-Denis qu’il y a eu le plus de retours volontaires en 2008, exactement 1 529. Dans ce département, ces procédures représentent 89% des éloignements. Il apparaît donc qu’une analyse plus fine de la situation en Seine-Saint-Denis est nécessaire pour mieux appréhender ce que recouvre la notion de départ volontaire.

Rapportés sur douze mois, les éloignements forcés ont diminué de près de 30% dans le département de la Seine-Saint-Denis, alors que, dans le même temps, les procédures d’aide au retour ont presque été multipliées par neuf. Ce contraste laisse penser que l’activité des services de police n’est pas étrangère à l’augmentation des retours volontaires, et que les efforts consentis pour les promouvoir se sont substitués à ceux qui présidaient jusque-là à l’organisation des éloignements forcés. Or, ce changement de cap s’explique aisément : les procédures de retours dits volontaires sont en effet pour l’essentiel le résultat d’opérations policières de grande ampleur visant les campements de Roms bulgares et roumains. Ces opérations ont été lancées à partir de l’automne 2007 et elles concernent les départements, telle la Seine-Saint-Denis, où il existe une importante communauté rom.

Moyennant quelques variations, leur mode opératoire est le suivant : les forces de police, accompagnées par des agents de l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations (Anaem), encerclent un campement au petit matin. Les habitants sont aussitôt regroupés à l’extérieur de leurs lieux d’habitation puis sont séparés en deux groupes, selon qu’ils sont ou non capables de prouver qu’ils résident en France depuis plus de trois mois. Aux premiers, il sera remis un arrêté de reconduite à la frontière (APRF), aux seconds, une obligation de quitter le territoire français (OQTF). La distinction n’est toutefois que procédurale, dans un cas comme dans l’autre il s’agit d’une mesure d’éloignement autorisant le recours à la force et le placement en rétention.

C’est alors que les agents de l’Anaem expliquent aux Roms qu’ils peuvent bénéficier du dispositif d’aide au retour humanitaire. S’ils acceptent de monter immédiatement dans un car affrété spécialement pour les renvoyer en Roumanie ou en Bulgarie, ils se verront remettre 300 euros par adulte et 100 euros par enfant. En outre, on leur apprend qu’une fois sur place ils pourront bénéficier d’une aide de 3 660 euros pour mener à bien un projet économique. En revanche, s’ils refusent d’être traités avec humanité, les mêmes fonctionnaires ne leur cachent pas qu’ils seront aussitôt placés en garde à vue puis en centre de rétention. Au terme de cette présentation, les familles sont à nouveau réparties en deux groupes : les hommes et les femmes sensibles aux propositions humanitaires de l’État français montent dans le bus qui les ramène dans leur pays d’origine, tandis que les récalcitrants prennent le chemin du commissariat le plus proche. En revanche, les biens des uns et des autres subissent le même sort : ils sont systématiquement détruits par la police.

Comme la plupart des initiatives destinées à augmenter substantiellement le nombre des reconduites à la frontière, la procédure de retour humanitaire — dont les Roms sont les « bénéficiaires » presque exclusifs — prête le flan à un certain nombre de critiques, tant sur le plan de la légalité que sur celui de l’éthique. Ainsi d’aucuns peuvent-ils estimer que, par leur ampleur, les opérations dont la Seine-Saint-Denis est un théâtre privilégié contreviennent à l’article de la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit les expulsions de masse. Il est, en effet, difficile de croire que leur gestion, telle qu’elle a été décrite ci-dessus, puisse être conforme à l’obligation faite aux administrations nationales d’examiner chaque situation individuellement. Les promoteurs de la procédure de retour humanitaire ont sans doute été rassurés par un avis du Conseil d’État et par un arrêt de la Cour de cassation, lesquels s’accordaient à considérer que le caractère expéditif des opérations conjointes de la police et de l’Anaem ne suffisait pas à les ranger dans la catégorie des mesures d’éloignement collectif. Toutefois, ce double blanc-seing n’a pas entièrement rassuré la Commission nationale consultative des droits de l’homme, puisque son porte-parole s’est senti obligé de rappeler au gouvernement — à propos des Roms et des gens du voyage — que « chaque situation doit faire l’objet d’un examen individuel avant toute mesure d’expulsion ».

Indépendamment de la question de sa conformité avec les normes du droit international, la procédure de retour humanitaire a également dû faire face à des objections d’ordre déontologique. En particulier, la précipitation qui préside aux opérations menées dans les campements de Roms ne jette pas seulement le doute sur la nature des examens auxquels est soumise la situation des individus pressés de quitter le territoire français. Elle conduit, en outre, les policiers à détruire tous les biens appartenant aux familles roms — qu’elles choisissent le retour en bus ou le placement en rétention — et entraîne parfois des drames humains qui, n’était la difficulté éprouvée par les Roms à faire entendre leur voix, pourraient causer de sérieux problèmes à l’État français. On peut en particulier évoquer les conséquences de l’opération spectaculaire menée par la police dans un campement de Saint-Denis, le 10 octobre 2007. Après avoir procédé à l’évacuation des habitants - par bus pour les uns, par fourgon pour les autres — et alors qu’ils s’apprêtaient à détruire les habitations de fortune, les policiers ont, en effet, découvert un garçon âgé de dix ans, seul et en pleurs. Il est apparu par la suite que trois autres adolescents se trouvaient dans la même situation. Les quatre mineurs ont été mis en garde à vue, avant d’être placés dans des foyers d’accueil — puisque leurs parents avaient été renvoyés vers la Roumanie.

Dira-t-on que les compensations octroyées aux Roms, combinées à l’efficacité de la procédure en termes d’éloignements, sont de nature à compenser la déontologie douteuse de ces retours dits « humanitaires » ? Du côté de l’aide apportée à celles et ceux qui acceptent d’être renvoyés en Roumanie ou en Bulgarie, une mission du Gisti et du Comité catholique contre la faim et pour le développement a pu montrer que les conditions de la « création d’un projet économique dans le pays d’origine » n’étaient pas remplies. L’observatrice du Gisti qui s’est rendue en Roumanie, fin mai 2008, a en effet constaté que les associations qui sont les partenaires locales de l’Anaem n’effectuent aucun travail en matière de logement, d’accès aux soins ou de scolarisation. Leur rôle se résume le plus souvent à jouer les intermédiaires entre les bénéficiaires de l’aide et une commission chargée d’évaluer la faisabilité du projet. Il n’est donc pas étonnant que peu de demandes d’aide soient déposées, d’autant que le montant proposé, 3 660 euros maximum, est le plus souvent insuffisant, sauf à trouver un cofinancement, que des personnes absentes du pays pendant de nombreuses années sont peu à même de trouver.

Enfin, du côté de la « lutte contre l’immigration subie », l’efficacité de la procédure de retour humanitaire s’avère plus apparente que réelle. On constate, en effet, que de nombreuses familles, une fois qu’elles comprennent que l’aide à la « création d’un projet économique dans le pays d’origine » n’a aucune chance de se concrétiser, préfèrent revenir tenter leur chance en France, où elles étaient bien mieux intégrées que dans leur pays d’origine. Or, comme pour l’essentiel, les personnes visées par la procédure de retour humanitaire sont des ressortissants d’États membres de l’Union européenne, leur retour sur le territoire français n’est pas trop problématique, puisqu’elles bénéficient de la liberté de circulation. Selon Malik Salemkour, coanimateur du collectif Romeurop, il apparaît qu’« environ un tiers des personnes renvoyées reviennent en France dans le mois qui suit ». Par conséquent, si les opérations telles que celles qui prennent pour cible les campements de la Seine-Saint-Denis donnent d’excellents chiffres, tant aux policiers qui y prennent part qu’au ministère de l’Immigration, en revanche, leur impact sur le nombre d’étrangers effectivement éloignés est assez minime.

Notes

[1]Conférence de presse sur le bilan chiffré de la politique d’immigration et le projet de Pacte européen sur l’immigration et l’asile, Paris le 19 juin 2008.

[2]Il existe deux dispositifs d’aide au retour, d’une part les retours volontaires, qui peuvent être demandés par les ressortissants de pays tiers, faisant l’objet d’une mesure d’éloignement et qui souhaiteraient rentrer dans leur pays d’origine, d’autre part l’aide au retour « humanitaire », qui concerne aussi bien les ressortissants communautaires que ceux de pays tiers se trouvant dans une situation de dénuement ou de grande précarité.

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