l’aménagement des zones d’attente
Au cours des années 1980, les gouvernements français, qui affichent déjà leur volonté d’exercer un contrôle rigoureux sur les flux migratoires, instituent des zones de détention situées aux frontières et destinées aux étrangers qui ne remplissent pas les conditions légales d’entrée sur le territoire. La décision d’aménager de telles zones procède du constat qu’un étranger, dès qu’il pénètre sur le territoire français, acquiert aussitôt un certain nombre de droits qui compliquent ou font obstacle à son éventuelle expulsion. Or, l’efficacité dont se prévaut une administration déterminée à contrôler les frontières de l’État exige qu’elle se donne les moyens d’interdire l’accès au territoire à toutes les personnes indésirables et de vérifier la régularité des documents qui lui semblent douteux. Les zones d’attente ont donc pour fonction de permettre le maintien aux frontières des étrangers soupçonnés d’irrégularité, pendant que les agents de l’administration procèdent à la vérification de leurs documents de voyage ou à la mise en oeuvre de l’éloignement de celles et de ceux dont le désir d’entrer en France est jugé illégitime.
Dans les premières années d’existence de ces zones, qualifiées alors de « zones de transit », les autorités françaises considèrent que les personnes qui s’y trouvent sont en dehors du territoire français, de sorte qu’à l’intérieur de leur périmètre, la loi française et les droits qu’elle confère aux hommes et aux femmes qui y sont assujettis n’ont pas vocation à s’appliquer. Sans doute n’existe-t-il aucun texte légal qui autorise l’administration à maintenir quiconque dans lesdites zones de transit : il reste que, pour cette raison même, les personnes qui y sont maintenues sont soumises à l’arbitraire le plus total. Dès le début des années 1990, la licence que les autorités françaises se sont octroyée va être sanctionnée par les tribunaux. Ceux-ci considèrent, en effet, que l’administration commet une voie de fait en détenant des personnes en dehors de tout cadre juridiquement établi. L’État est donc contraint de donner une existence légale aux zones d’attente par la loi du 6 juillet 1992, complétée par un décret du 15 décembre 1992.
Le dispositif institué par ces textes met sans doute fin à l’arbitraire, dans la mesure où il encadre les pratiques de l’administration, mais non sans rendre désormais légal le fait que les étrangers ne bénéficient pas en zone d’attente des mêmes droits que sur le territoire français. Autrement dit, d’une zone de non-droit on est alors passé à une zone de moindres droits. Selon les dispositions de la loi de 1992, la zone d’attente est l’endroit où « l’étranger qui arrive en France par voie ferroviaire, maritime ou aérienne et qui, soit n’est pas autorisé à entrer sur le territoire français, soit demande son admission au titre de l’asile », pourra être maintenu « pendant le temps strictement nécessaire à son départ et, s’il est demandeur d’asile, à un examen tendant à déterminer si sa demande n’est pas manifestement infondée ».
En pratique, les étrangers peuvent être détenus jusqu’à vingt jours en zone d’attente. Passé ce délai, la police aux frontières (PAF), si elle n’a pas procédé à leur éloignement, doit les laisser pénétrer sur le territoire français, même s’ils ne remplissent pas les conditions légales d’entrée. La loi prévoit un certain nombre de garanties qui protègent les personnes maintenues en zone d’attente. Ainsi, les étrangers qui se présentent aux frontières disposent du droit de solliciter l’asile et de voir leur demande étudiée par l’administration compétente. En théorie, ils jouissent aussi du droit de ne pas être expulsés au cours des vingt-quatre premières heures de maintien (droit au jour franc), d’avoir accès à un interprète et à un avocat, de téléphoner, de réclamer la visite d’un médecin et de quitter la zone d’attente à tout moment pour une destination autre que la France. De plus, les décisions de l’administration sont soumises au contrôle des juges.
En dépit de ces protections formellement énoncées par la loi, les zones d’attente font régulièrement l’objet de vives critiques de la part des associations de soutien aux étrangers regroupées au sein de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé). Celles-ci soutiennent en effet que la raison d’être des zones d’attente, à savoir le souci de soustraire les étrangers à un droit national jugé trop avantageux, incite l’administration à agir en fonction d’une interprétation des textes qui minimisent autant que possible la portée des droits reconnus aux personnes maintenues dans les zones d’attente.
Le cas des mineurs étrangers isolés est à cet égard très révélateur. A priori, le traitement des mineurs étrangers isolés peut relever de trois statuts juridiques distincts : celui de mineur, celui d’étranger et celui de mineur isolé. Or, ces différentes identifications renvoient à des régimes juridiques inégalement protecteurs. Ainsi, lorsqu’ils se trouvent sur le territoire français, les mineurs étrangers isolés sont juridiquement rattachés à leur qualité de mineur isolé et bénéficient dès lors d’une législation très protectrice dont le but est avant tout de garantir leur sécurité et des conditions de vie décentes.
Un tel régime est évidemment lié à leur fragilité et à leur vulnérabilité. Les mineurs étrangers isolés doivent être pris en charge par les services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) dans les mêmes conditions que les mineurs français. Ils n’ont pas l’obligation de détenir un titre de séjour et ne peuvent en aucun cas faire l’objet d’une mesure de rétention ou d’éloignement. En outre, les mineurs étrangers isolés pris en charge par l’ASE avant l’âge de quinze ans peuvent, s’ils en font la demande, acquérir la nationalité française à leur majorité.
Or, lorsqu’ils se trouvent en zone d’attente, les mineurs étrangers isolés ne bénéficient pas du statut de mineur isolé. Ils sont simplement identifiés comme étrangers et sont soumis aux mêmes dispositions que les adultes. Les mineurs de plus de treize ans sont enfermés dans les mêmes locaux que les adultes et sont susceptibles d’y demeurer aussi longtemps que leurs aînés. Seuls les mineurs de moins de treize ans disposent de locaux distincts. Ils peuvent néanmoins, tout comme les autres, être expulsés à tout moment vers leur destination de provenance, laquelle n’est pas forcément leur destination d’origine, sans que les autorités s’estiment obligées de garantir qu’ils seront pris en charge à leur arrivée. Les raisons de droit et d’humanité qui justifient des mesures de protection particulières sur le territoire ne trouvent donc pas à s’appliquer dans le cadre de la zone d’attente.
Cet exemple montre bien que le dispositif des zones d’attente permet à l’État de s’exonérer de ses obligations en matière de droit des étrangers — ou tout au moins de les revoir sérieusement à la baisse —, y compris pour ce qui concerne la protection de l’enfance en danger. Il reste, on l’a vu, que depuis 1992, les zones d’attente ne sont plus des zones de non-droit. L’administration est tenue de respecter un certain nombre d’obligations qui découlent, pour l’essentiel, des conventions internationales ratifiées par la France. L’État français doit, par exemple, assurer aux personnes retenues des conditions de détention conformes à la dignité humaine ou leur garantir le droit à un procès équitable. En outre, certaines personnes disposent d’un droit à pénétrer sur le territoire auquel l’administration ne peut en théorie faire obstacle. Ainsi, en application de la convention de Genève relative à la protection des réfugiés, la France a-t-elle l’obligation d’autoriser les personnes faisant l’objet de persécutions à pénétrer sur le territoire afin d’y déposer une demande d’asile.
En théorie, les demandeurs d’asile échappent donc au choix discrétionnaire des autorités administratives, qui ont l’obligation de les accueillir sur le territoire dès lors qu’ils justifient de risques de persécution. Tel est, en particulier, le cas des ressortissants de certains États en proie à des conflits meurtriers : leur admission sur le territoire s’impose de manière presque systématique, en application de la convention de Genève. Et, en effet, en 2007, 87% des Tchétchènes (de nationalité russe), 92% des Irakiens ou encore 84% des Sri Lankais qui ont demandé à pénétrer sur le territoire français pour exercer leur droit de solliciter l’asile y ont été admis [1].
Tel est, en résumé, le régime de moindres droits qui caractérise les zones d’attente et, plus généralement, le système de contrôle des étrangers aux frontières. D’une part, ceux-ci ne bénéficient manifestement pas des mêmes droits que les étrangers sur le territoire : Roissy n’est pas la France pour ceux qui ne franchissent pas la frontière physique de l’aéroport. Mais d’autre part, les étrangers placés en zone d’attente ne sont pas privés de tous leurs droits et l’administration peut être, dans certains cas, juridiquement contrainte de les accueillir. On peut alors parler d’un équilibre ou d’un compromis, entre, d’un côté, les latitudes que l’État s’arroge aux fins de majorer le contrôle de ses frontières et, de l’autre, les limites que la loi de 1992 et les conventions internationales dont la France est signataire imposent aux prérogatives de l’administration.
Cependant, force est de constater que les autorités administratives ne se satisfont pas de ce compromis. Soucieuses d’alléger les contraintes qui pèsent sur leur action, elles s’ingénient à développer des procédés destinés, sinon à déroger, du moins à contourner leurs obligations juridiques, en particulier pour ce qui concerne l’accès aux zones d’attente des étrangers susceptibles de demander et d’obtenir une admission sur le territoire au titre de l’asile. Autrement dit, dans la mesure où la présence d’un étranger dans une zone d’attente lui confère certains droits, il convient d’en limiter au maximum l’accès en procédant au tri en amont. Cette logique qui conduit à filtrer le plus tôt possible les étrangers, parfois dès leur pays d’origine, équivaut de fait à un retour au non-droit qui prévalait avant la loi de 1992.
Le principal outil dont use l’administration pour opérer ce retour en arrière est le visa de transit aéroportuaire (VTA). Alors que, selon les règles du droit international, les voyageurs jouissent en principe de la liberté de transiter dans un aéroport sans être en possession d’un visa [2], depuis le milieu des années 1990, les États parties à la convention de Schengen peuvent exiger que les ressortissants de certains pays soient munis d’un visa de transit aéroportuaire pour mettre le pied dans l’un de leurs aéroports. Cette mesure, censée lutter contre le risque d’immigration clandestine à l’occasion d’un transit, vise en fait essentiellement à empêcher des demandeurs d’asile de solliciter l’asile politique. En effet, on observe que les VTA sont systématiquement requis, non pour les ressortissants des pays qui présentent le plus fort risque d’immigration clandestine, mais plutôt pour ceux qui connaissent un fort taux d’admission sur le territoire au titre de l’asile.
Ainsi, en France, un arrêté du 15 janvier 2008 a ajouté la Guinée-Bissau et Djibouti à la liste des pays dont les ressortissants sont tenus de posséder un VTA. Cet ajout vise, à l’évidence, à empêcher les flux de réfugiés somaliens qui voyagent souvent grâce à des documents de voyage djiboutiens. De même, le 1er février 2008, un autre arrêté a imposé la possession d’un VTA à tous les citoyens russes en provenance d’un « aéroport situé en Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Turquie ou Egypte » — dans le but, non moins évident, d’entraver les demandes d’asile des Tchétchènes à la frontière, et particulièrement à l’aéroport de Roissy. En effet, au cours l’automne 2007, des centaines de Tchétchènes, qui avaient embarqué à partir des pays listés ci-dessus, sur des vols à destination de Djibouti ou Rabat, ont fait escale à Roissy et y ont demandé une admission au titre de l’asile. Or, jusqu’au second semestre 2007, selon le directeur de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), les Tchétchènes étaient presque automatiquement admis sur le territoire français au titre de l’asile.
On assiste donc à un mouvement qui consiste à repousser les frontières, non pas au pays d’arrivée mais au pays de départ, et qui a pour objectif d’opérer le tri des étrangers en dehors de tout cadre contraignant. Ce mouvement s’appuie sur différents acteurs institutionnels ou privés. Sur le plan institutionnel, on assiste au développement des contrôles effectués par des policiers français dans les aéroports étrangers, dans le cadre de missions de coopération avec des autorités locales. Ces contrôles empêchent, en fait, toute forme de contestation des décisions de refus d’entrée sur le territoire. Plus largement, ce mouvement prend la forme d’une politique à l’échelle de l’Europe, avec les différents projets de développement de camps de demandeurs d’asile situés dans des pays tiers, aux portes du continent ; pays qui ne sont pas, la plupart du temps, des modèles de démocratie.
Enfin, du côté du secteur privé, les compagnies de transport participent également au filtrage. Elles sont soumises à de lourdes amendes si elles acheminent des étrangers dépourvus de documents de transport, ce qui les incite à imposer leurs propres contrôles. Même si ces sanctions ne s’appliquent pas lorsque l’étranger est admis sur le territoire au titre d’une demande d’asile, les entreprises de transport refusent habituellement d’acheminer les demandeurs d’asile, au motif qu’elles ne peuvent préjuger des décisions de l’administration, et ne souhaitent donc pas prendre le risque de se voir sanctionner en cas de rejet de la demande d’asile.
La logique qui prévaut en matière d’entrée sur le territoire et d’accueil aux frontières répond bien au souci qui régit toute la politique d’immigration impulsée par Nicolas Sarkozy, à savoir celui de maximiser l’autonomie administrative. Les efforts de l’administration visent en effet à laisser ses agents libres de choisir les hommes, les femmes et les enfants qu’il convient d’autoriser à pénétrer sur le territoire français. « La France, affirmait sans doute le président de la République dans sa Lettre de mission à Brice Hortefeux,doit honorer sa tradition d’accueil des personnes persécutées de par le monde. » Il reste qu’à ses yeux, c’est aux représentants de l’État français, et notamment à ceux qui ont la charge de protéger ses frontières, qu’il doit revenir d’apprécier la réalité d’une persécution alléguée. Or, dans cette perspective, les protections juridiques dont disposent les étrangers, y compris dans les replis des zones frontalières, doivent être considérées comme autant d’obstacles à contourner.
[1]Ofpra, rapport annuel 2007.
[2]Privilège général défini par la convention de Chicago du 7 décembre 1944.